HETEROTOPIES
Installation réalisée à Arre, en Cévennes, en juillet 2023
Conçue et réalisée en 2023 lors d’un séjour résidentiel dans l’ancienne Usine textile d’Arre, cette œuvre se situe en référence aux travaux de Joseph Beuys et d’Ilya Kabakov, ouvrant un dialogue entre temps et espace, utopie et réalité.
L’installation Hétérotopie interroge notre relation à une nature idéalisée / sacrifiée, et à notre insatiable besoin de contrôler l’environnement. Creusant des interstices entre passé et futur, ordre et chaos, il s’agit de déconstruire les briques d’un mur idéologique où l’homme serait encore le seul être conscient au centre de l’univers, soumettant la nature à ses besoins d’expansion ; mais aussi, l’idée d’une nature divinisée, intouchable, œuvre sacrée d’un Créateur ou d’un ordre immuable auquel nous devrions nous soumettre.
Les zones construites et la nature sont souvent perçues comme des entités opposées, l’une marquant l’ordre et l'activité humaine, l’autre évoquant l’indomptable et le sauvage. Pourtant, certains espaces hybrides se situent à l’interface de ces deux mondes, formant des hétérotopies, selon la définition de Michel Foucault. L'art peut-il creer un espace de réconciliation ?
Par une mise en scène de nos incessantes tentatives de dominer un territoire, de l’adapter à nos besoins humains, de « régler l’espace à notre taille », nous questionnons l’objectivation de la nature (et de notre propre nature) sous une forme appropriable, exploitable ou décorative. Il s’agit de dénoter notre volonté de créer à partir de nos propres phantasmes « un avenir meilleur », projetant les représentations issues du passé dans un avenir à construire, par la fabrication d’espaces ordonnés, fonctionnels, sur mesure, et, obéissants.
L’art se veut ici vecteur de guérison sociale et spirituelle, mais surtout d’ouverture, d’écoute, d’accueil de nos incertitudes. Questionnant les frontières idéologiques, sociales, géographiques ; ouvrant des brèches, il questionne les surfaces et les limites de nos représentations mentales, dans des rapports de miroir inversé. Le titre évoque le concept d’hétérotopie théorisé par Foucault, par l’instabilité et la (dis)continuité des espaces mentaux coexistant ou juxtaposés – ceux-ci étant traversés des miroirs et des reflets de nos propres représentations imaginaires, créant des collisions chaotiques de sens. Par exemple, dans l’héritage historique des pays issus des blocs de l’Est et de l’Ouest, les valeurs dominantes ou contestataires ne se superposent pas. Le sentiment de faire partie d’une minorité opprimée par une classe dominante est liée à l’autorité en place (« dictature du peuple » ici, « libre concurrence, lois du marché, compétitivité » là).
L’hétérotopie prend ici une dimension tangible. L’installation s’érige en un lieu « autre », en marge, une ancienne usine désaffectée, investie par des artistes comme laboratoire et résidence de recherche. A la fois inclus et exclu du monde qui l’entoure, c’est un espace de transition où mémoire collective et expérience individuelle se croisent. En plein cœur des Cévennes, c’est un lieu « idéal » dans un environnement préservé et magique, où la nature sauvage se déploie, s’offrant dans l’écrin d’une vallée presque intacte. L’installation, en investissant ce lieu ré-affecté en cours de transformation, témoigne à la fois de la mémoire d’un passé industriel et de la promesse d’un renouveau.
A partir d’une collection de débris et d’éléments naturels « précieusement » ramassés sur les berges de la rivière, rassemblés pour former une bibliothèque d’éléments naturels, les tableaux composés comme des empreintes archéologiques et poétiques manifestent l’instantanéité d’un monde sans interprétation, « tel quel ». Ils témoignent aussi d’une nature « sanctuarisée » , intacte : ici des carapaces d'écrevisses abandonnées par les loutres, là des papillons, des insectes ou des lézards s’entremêlent aux herbes sèches et aux empreintes de feuillages. Disposés et collés sur « une pâte de plâtre » fabriqué avec l’eau si pure de la rivière, ils forment des reliques, à l’image d’une civilisation organique et biologique qui pourrait disparaître.
Disposés dans l’Usine et associés à des accessoires de chantier (échelles, échafaudages, palettes, outils, seaux, etc…), ils témoignent d’une confrontation entre l’organique et l’industriel, mais évoquent aussi les procédés de fabrication, les normes standardisées, les pièces d’un puzzle, des éléments de construction.
En miroir de cette réduction de la nature et de sa « mise en boîte », l’installation évoque aussi la manière dont la nature peut s’infiltrer progressivement dans le bâti et les structures humaines en ruine, opérant avec une force silencieuse leur transformation. L’espace en friche devient un laboratoire du vivant et du temps. Hétérotopie se manifeste comme un chantier éphémère, une rencontre poétique où chaque élément – matériaux bruts, échafaudages, objets détournés, éléments végétaux et reliefs d’organismes vivants - participe à la construction d’un récit polysémique.
Le spectateur est invité à déambuler, à ressentir et à interroger sa propre place dans cet espace, dans une expérience à la fois physique et introspective de cet instant instable où le vivant et l’inerte se rencontrent, sans qu’une issue définie soit certaine ou visible. Habiter l’épaisseur du miroir, l’incertitude du présent, se tenir au bord du mystère et de la certitude de notre ignorance.
Se battre contre les préjugés et les « idées reçues et colportées » n’appartient ni à la gauche ni à la droite. C’est la responsabilité de chaque citoyen doué d’un minimum de conscience.
HETEROTOPIES © Mā Thévenin 2023
(Hommage à Ilya Kabakov et Joseph Beuys)
Installation contextuelle, Usine dArre (Cévennes, Occitanie)
Installation (Juxtaposition et assemblage)
Échelle et éléments d'échafaudage en aluminium, seau à béton, moquette, matériaux de construction, coton noir tissé, vase en verre, eau de la rivière Arre, pierres, branches, etc... tableaux réalisés in situ.
Dimensions : environ 500 x 500 x 3,50 cm, adaptables
Tableaux (Technique mixte : collages et empreintes)
Végétaux et débris d'animaux trouvées sur les berges ; tiges, feuilles et fruits ; lézard, racines, pierres, feuilles, ailes de libellules bleues et papillons, etc... collés sur enduit, et support MDF.
Dimensions des côtés des carrés : 10 cm, 15 cm, 25 cm, 35 cm, 50 cm.
Photos : © Mā Thévenin - adagp 2025
« L’effet que produit la lecture d’une utopie est la remise en question de ce qui existe au présent : elle fait que le monde actuel paraît étrange. Nous sommes ordinairement tentés d’affirmer que nous ne pouvons pas mener une autre vie que celle que nous menons actuellement. Mais l’utopie introduit un sens du doute qui fait voler l’évidence en éclats... L’ordre qui était tenu pour allant de soi apparaît soudain étrange et contingent. Telle est la valeur essentielle des utopies. A une époque où tout est bloqué par des systèmes qui ont échoué mais qui ne peuvent être vaincus... l’utopie est notre ressource. Elle peut être une échappatoire, mais elle est aussi l’arme de la critique. »
Paul Ricœur